Le commerce de détail bruxellois sous l’angle de l’exnovation – Sortir de quoi ? Et comment ?
Compte-rendu de workshop
Solène Sureau et Ela Callorda Fossati
24/10/2022
Le 25 août 2022 nous avons réuni des acteurs et observateurs du commerce de détail bruxellois/belge pour discuter avec eux de nos résultats sur les enjeux d’exnovation dans le secteur.
Étaient présents à ce workshop la fédération néerlandophone des entrepreneurs indépendants UNIZO, la confédération des syndicats chrétiens des travailleurs (CSC), la fédération des comités de quartiers et associations bruxellois actifs sur les questions urbaines, écologiques et sociales Inter-environnement Bruxelles (IEB), son équivalent néerlandophone le BRAL, l’Agence régionale pour l’Accompagnement de l’Entreprise Hub.Brussels, le Collectif Stop Alibaba and co qui lutte contre l’expansion de l’aéroport de Liège, le bureau d’études et de conseil en entrepreneuriat durable Groupe one, le chercheur géographe spécialiste du commerce Benjamin Wayens (IGEAT/ULB).
Contexte
GOSETE est un projet de recherche sur les enjeux d’exnovation à Bruxelles. Le projet s’inscrit dans le champ des études sur les transitions (sustainability transitions studies), tout en prenant une distance critique par rapport à l’approche classique dans ce champ qui parie très fort sur la survie et la « mise à l’échelle » des innovations dites de niche et durables. Avec le concept d’exnovation, notre focale se porte sur les stratégies visant à défaire (active unmaking) les configurations sociotechniques non durables de l’économie. Sur le plan empirique, notre enquête porte sur trois cas d’étude dont le commerce de détail sous le prisme de l’exnovation. C’est dans ce cadre que nous avons cherché à comprendre quelles sont les formes de commerce non-durables et quelles sont les voies de sortie (ou stratégies d’exnovation) possibles.
Nous avions comme point de départ pour l’analyse l’essor fulgurant de l’e-commerce ces dernières années et les divers problèmes qu’il pose. Mais très rapidement, nous avons élargi notre angle d’approche à l’ensemble du secteur du commerce de détail et ses problèmes de non-durabilité. En effet, il nous a semblé que l’essor de l’e-commerce devait être analysé en parallèle d’autres tendances ayant affecté le commerce de détail ces dernières décennies : l’essor des super et hypermarchés, le développement des centres et parcs commerciaux et enfin la montée des chaines ou du commerce organisé. Aussi, l’e-commerce n’est pas la seule forme de commerce posant des problèmes de durabilité et il y a des “choses” non durables dans le commerce physique. Enfin, les principales manifestations de l’exnovation que nous avons trouvées sont vis-à-vis de certaines formes de commerces physiques, et pas (encore) du commerce en ligne. Finalement, les scénarios de sortie que nous avons identifiés s’appliquent à la fois à l’e-commerce et au secteur du commerce dans son ensemble : ils représentent quatre principales tendances négatives dans le commerce de détail qui sont exacerbées par l’essor de l’e-commerce.
Les dynamiques historiques et récentes du commerce de détail : quel rôle joué par l’essor de l’e-commerce ?
Le volet de recherche sur les dynamiques conclut que l’essor de l’e-commerce participe au déclin de certaines formes de commerce (commerces indépendants, de biens digitalisables, dans les centres-villes des villes moyennes) mais n’est pas le seul développement en cause (cf. les tendances des dernières décennies). En plus du déclin de certaines formes de commerce, on assiste à une tendance générale de baisse de la rentabilité des commerces depuis une dizaine d’années. L’essor de l’e-commerce, et en particulier celui de certains pure players contribue à cette tendance, du fait de la pression à la baisse exercée sur les prix et de certaines pratiques comme les livraisons quasi gratuites. Face au constat d’une saturation du marché, B. Wayens et collègues (2020) recommandent, pour soutenir les commerces existants, de freiner le développement commercial. Cette recommandation doit donc tenir compte du fait que 12% des achats passe maintenant par les canaux en ligne. Cette demande en ligne, en particulier celle qui s’oriente vers des opérateurs étrangers, échappe aux moyens utilisés traditionnellement pour freiner le développement commercial (par ex. autorisations urbanistiques pour l’implantation de nouveaux commerces).
Les acteurs présents indiquent qu’ils sont plutôt d’accord avec cette recommandation (« freiner le développement commercial ») mais soulèvent une série de points d’attention, voire des réserves. Il conviendrait plutôt de recommander de freiner l’expansion du commerce et ne pas empêcher le secteur de s’adapter aux évolutions (UNIZO). Il faudrait aussi affiner cette recommandation car “on ne veut pas freiner tous les commerces, ça dépend de leur nature” (CSC). Avec notre recherche, on cherche justement à affiner cette recommandation, et comprendre quelles formes de commerce il serait question de freiner. Dans ce sens, il conviendrait d’examiner d’où provient aujourd’hui le développement commercial. Il est souligné que l’essentiel de la croissance des mètres carrés du commerce physique ce sont des moyennes surfaces (pas des centres commerciaux mais bien des baanwinkels/parcs commerciaux et des carrefour express) (B. Wayens).
Des blocages ou des freins à la mise en œuvre de cette recommandation sont aussi mentionnés par les acteurs : le plan d’affectation des sols qui est difficile à modifier, et la réglementation européenne en matière de concurrence qui fait qu’on ne peut pas utiliser le motif de soutenir la rentabilité des acteurs existants pour freiner l’émergence de nouveaux acteurs.
Quelles manifestations de l’exnovation dans le secteur du commerce ?
Des mesures pour freiner certaines formes de commerce sont déjà à l’agenda politique. Ce que l’on appelle manifestations de l’exnovation couvre par exemple les moratoires (sur les nouveaux centres commerciaux dans la région, les fast food dans certains quartiers, les data centers et dark stores à Amsterdam, les entrepôts d’e-commerce) ou encore la mesure phare de la Shifting Economy (nom donné à la nouvelle stratégie de transition économique de la Région bruxelloise): le retrait des aides publiques aux entreprises non exemplaires des points de vue social et environnemental, en ce compris les entreprises du commerce.
En ce qui concerne le retrait des aides aux entreprises non exemplaires, cette mesure aura peu d’impact sur le secteur du commerce, selon les acteurs présents. Les commerces touchent très peu d’aides publiques, si ce n’est les aides à l’ouverture ou certaines réductions de charge sociales (mais qui touchent donc seulement les commerces qui ont des salariés et qui bénéficient de contrats aidés, comme les contrats étudiants). L’inventaire des aides et autres formes de soutien public susceptibles d’être retirées reste à établir. D’autre part, le moratoire sur les nouveaux grands centres commerciaux est décidé mais son implémentation est très complexe (hub.brussels) du fait de l’interaction du commerce avec d’autres fonctions urbaines.
Les acteurs présents avaient en tête d’autres manifestations de l’exnovation dans le secteur, notamment : l’interdiction de sacs en plastique ou de plastiques à usage unique, l’interdiction de l’éclairage la nuit, de la climatisation quand les portes sont ouvertes, des écrans publicitaires dans les magasins. Dans quelle mesure ces exemples correspondent-ils à des exnovations dans le commerce ? Nous différencions l’exnovation selon qu’elle affecte le core business de l’entreprise ou qu’elle est associée à des mesures d’écogestion. Ce qu’on vend ou la manière dont on organise la vente ou que l’on achemine les produits correspond à du ‘core business’ du commerce, contrairement au fait de mettre à disposition des clients des sacs plastiques ou non dans un commerce. Il est cependant parfois difficile de délimiter les deux.
Les acteurs présents évoquent d’autres exemples : les mesures qui amènent à la fin de certains commerces comme les magasins de vente de tabac (les taxes et interdictions de publicité ou de vente en dessous d’un certain âge) ; les commerces qui disparaissent faute de demande des consommateurs (ex : poissonniers) ; ou encore les commerçants qui abandonnent certaines formes de commerce, comme le groupe d’Ieteren qui détient un grand réseau de concessionnaires automobile et qui va maintenant vendre des vélos sur au moins une partie de la surface de son magasin historique à Ixelles (Lucien). Cette dernière évolution (chez d’Ieteren) est-elle une exnovation ou autre chose ? Cette évolution ainsi que la disparition des poissonneries (ou autres commerces) dans certains quartiers faute de demande, ne relèvent pas exactement de l’exnovation au sens où nous l’entendons mais de phénomènes de déclin résultant essentiellement d’une régulation par une logique marchande. Dans l’exnovation au sens où nous l’entendons, il y a la notion d’action délibérée et planifiée dans une perspective de transition socio-écologique : exnover, c’est faire décliner ou défaire des modes de production et consommation qui ne sont pas durables. Ce qui est “non-durable” fait appel à des évaluations scientifiques multidimensionnelles et à la délibération démocratique. Dans le cas d’Ieteren, les nouvelles activités de « mobilité durable » se juxtaposent aux activités liées à l’automobile, ces dernières ne se sont que partiellement désinvesties (on parle de diversification des activités). Le désinvestissement est non seulement partiel (et il n’est pas prévu autrement), mais il est motivé par des raisons de rentabilité, donnant lieu à une gestion classique (capitaliste) du déclin, associée à des plans de licenciements massifs.
L’essor de l’e-commerce est-il une bonne ou mauvaise nouvelle du point de vue de la durabilité ? Vers des scénarios d’exnovation
Nous avons ensuite présenté notre travail sur les impacts de l’e-commerce, grâce auquel nous concluons que, en l’état des connaissances actuelles, on ne peut pas affirmer que l’e-commerce réduise les impacts environnementaux : soit il résulte en un impact net plus élevé, soit son impact est incertain. Les études affirmant que l’e-commerce est plus durable que le commerce physique, ne prennent pas en compte deux éléments. Premièrement, le fait que l’e-commerce des pure players et ses infrastructures (entrepôts) est quasi inexistant en Belgique et encore peu développé par rapport aux infrastructures du commerce physique dans les pays voisins. On compare donc un commerce (physique) qui a déjà artificialisé des sols et utilisé des matériaux pour son infrastructure avec un commerce (en ligne version pure player) qui doit encore le faire pour son développement, sauf que cette différence n’est pas prise en compte dans les évaluations. C’est la question des infrastructures qui sont déjà là ou pas et des impacts qu’on peut (encore) éviter. Deuxièmement, le fait que l’e-commerce fait très probablement augmenter la consommation totale de biens et services (effets rebond). Les évaluations existantes reposent par ailleurs sur des hypothèses et paramètres contestables (par ex. : non prise en compte des taux de retour et des livraisons ratées). L’impact sur l’emploi est aussi incertain, l’e-commerce créant des emplois, mais en détruisant aussi, tout en affectant la distribution spatiale, genrée, et des qualifications de l’emploi (risque d’emplois plus concentrés, plus facilement accessibles aux hommes et moins qualifiés, comme souligné par la représentante de Stop Alibaba). Aussi, certaines formes d’e-commerce sont particulièrement insoutenables du point de vue social et socio-économique (ex : pure players, plateformes). Sur base de cette revue de littérature, nous proposons quatre scénarios de sortie des formes de commerce (en ligne) les moins durables:
N°1 Sortir… pour utiliser l’infrastructure qui est déjà là ! Scénario de sortie de l’e-commerce des pure players et de l’aménagement de nouvelles zones commerciales et logistiques.
N°2 Sortir… pour un commerce slow et de proximité – Scénario de sortie du commerce (en ligne) lointain et rapide.
N°3 Sortir… pour des rapports de force équilibrés dans le commerce – Scénario de sortie du commerce (en ligne) des géants.
N°4 Sortir… pour consommer sobrement, moins et mieux – Scénario de sortie du commerce (en ligne) des biens neufs et non durables.
Sur les scénarios, UNIZO fait remarquer que selon lui, le problème de la concentration économique n’est pas spécifique au e-commerce (scénario n°3), c’est un problème trop gros qui touche l’ensemble du commerce, comme dans la distribution alimentaire. En revanche, les deux premiers scénarios sont plus précis. Nous faisons alors remarquer que les autres scénarios ne sont pas spécifiques à l’e-commerce non plus : les scénarios représentent quatre principales tendances négatives dans le commerce de détail qui sont exacerbées par l’essor de l’e-commerce.
Concernant le 2ème scénario, UNIZO fait remarquer que des propositions ont déjà été faites en ce sens, en particulier “l’interdiction des livraisons gratuites par moyens motorisés à domicile”, pour favoriser les points relais. On pourrait aussi imposer aux commerçants qui vendent en ligne de proposer aux consommateurs des solutions alternatives de livraison (ex : livraison lente, livraison en mode motorisé, en point relais), comme demandé par une pétition récente des chercheurs d’air. Mais est-ce suffisant d’imposer de proposer des alternatives? Et est-ce conforme à une logique d’exnovation ? Est-ce qu’avec ce type de mesure on tente de freiner/défaire frontalement une pratique comme lorsque l’on surtaxe des pratiques non-durables, on retire des aides, ou l’on interdit une pratique ?
IEB met en garde contre ce type de mesures (le fait de garantir que l’on puisse choisir entre différentes alternatives de livraison, dont des alternatives plus durables) qui seraient finalement toujours de type incitatif, et qui ne suffisent pas car elles ne garantissent en rien les changements attendus! Ce type de mesure fait appel in fine à la responsabilité des consommateurs qui, informés de manière transparente sur les impacts et dotés des possibilités de choisir, feraient les « bons » choix. Sommes-nous toujours aussi aveugles aux échecs de la logique incitative ? A ce propos, nous rappelons l’échec de la tentative de gouvernance du secteur de l’e-commerce en France où les mesures contraignantes ont été balayées au profit d’un appel à la responsabilité des entreprises. Ce dernier se cristallisant par une charte (volontaire) sur l’e-commerce durable, qui n’a pas été signée par les principaux acteurs du secteur (Amazon ou Zalando) et qui surtout ne s’occupe que de promouvoir les « bonnes pratiques » (et pas d’enterrer les mauvaises pratiques et les négligences).
En guise de conclusion
Le workshop s’est conclu par la formulation de quelques pistes d’action:
- Identifier des leviers régionaux
Les participants ont identifié les limites des politiques régionales pour contrer les tendances négatives identifiées dans le commerce de détail (par ex. en rappelant que la réglementation européenne sur la concurrence fait qu’on ne peut pas utiliser le motif de soutenir la rentabilité des acteurs existants pour freiner l’émergence de nouveaux acteurs même si « le marché est saturé »). Pourtant, la Région ne serait pas impuissante en matière d’exnovation. La Région a des compétences en matière d’affectation des sols (Plan Régional d’Affectation du Sol – le PRAS) : Alors comment agir (réduire et arbitrer) sur les zones affectées au commerce ? Par ailleurs, la Région pourrait avoir des « prises » sur le « dernier kilomètre » (last mile) qui pèse fort dans le bilan des impacts négatifs de l’e-commerce (par sa politique de mobilité ?).
- Faire de l’exnovation un enjeu politique
Les participants ont souligné le caractère éminemment politique des questions traitées « sous le prisme de l’exnovation ». L’identification des leviers spécifiques pour la région est importante car elle pourrait permettre d’ébranler l’idée d’impuissance régionale par rapport aux enjeux de « sortie de ». De plus, il est noté que le paradigme de « l’acceptabilité sociale » serait inapproprié pour penser le caractère politique de la sortie des formes non durables de commerce. Faire de l’exnovation un enjeu politique supposerait plutôt d’agir sur les rapports de force, la décision politique légitime, et la recherche de l’intérêt général.
Pour en savoir plus sur notre travail en lien avec le commerce de détail, rendez-vous sur la page dédiée à ce chantier d’exnovation.